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Le caillou dans la chaussure

28 octobre 2005

Rwanda, les survivants du génocide racontent.

Jean Hatzfeld, grand reporter à Libération, a passé de nombreux mois au Rwanda, a rencontré quantité de gens et a écrit plusieurs livres. L’un d’entre eux, Dans le nu de la vie (Seuil, 2000) mêle les récits de Tutsis rescapés des massacres de 1994 et les propres observations de l’auteur. C’est avec beaucoup de simplicité malgré parfois quelques craintes que tous nous livrent le contenu de leur mémoire.
Cassius Niyonsaba, 12 ans, écolier, à propos d’un massacre dans une église : « Les gens qui ne coulaient pas de leur sang coulaient du sang des autres, c’était grand-chose. Alors, ils se sont mis à mourir sans plus protester. Il y avait un fort tapage et un fort silence en même temps. Au cœur de l’après-midi, les interahamwe[1] ont brûlé des petits enfants devant la porte. Je les ai vus de mes yeux se tordre de brûlure tout vivants vraiment. Il y avait une forte odeur de viande, et de pétrole. »
Francine Niyitegeka, 25 ans, commerçante et agricultrice, qui se cachait dans les marais : « J’avais retrouvé mon fiancé, Théophile. On s’apercevait sur les chemins, on se côtoyait mais on vivait sans plus aucune intimité. On se sentait trop éparpillés pour trouver de vrais mots à s’échanger et des gestes de gentillesse à se toucher. Je veux dire que, si on se croisait, ça n’avait plus grande importance, ni pour l’un ni pour l’autre ; puisque, avant toute chose, chacun était préoccupé de se sauver de son côté. »
Innocent Rwililiza, 38 ans, enseignant, réfugié sur une colline : « Un jour, nous étions un groupe et nous avons surpris trois Hutus. Ils étaient distraits et ils s’étaient laissé isoler. On les a encerclés, ils se sont assis au milieu, sur les feuilles. Parmi nous, il y avait un type qui courait avec à la main des flèches ramassées par terre. On a expliqué : « Bon, la chose a tourné ; cette fois c’est nous qui allons vous tuer avec les flèches. » Un vieux nous a imploré : « Non, non, pardon, ne nous tuez pas. » Je lui ai dit : « Ah bon, et pourquoi ? Vous passez vos journées à nous couper et maintenant vous pleurez pour ne pas être percés ? » Il m’a dit : « Ce n’est pas ma faute. C’est la commune qui veut ça. C’est en bas qu’ils nous obligent à faire tout ça. » Je lui ai demandé : « Si c’est vrai, pourquoi ne pas venir passer toute la journée à l’ombre, sans toutefois tuer jusqu’au soir, ensuite redescendre à Nyamata bien reposé et garder le bon œil des autorités ? » Il m’a répondu : « C’est une bonne idée, je n’y avais pas pensé. » Je me suis mis à crier, très fâché : « Tu n’avais pas pensé que tu pouvais ne pas nous tuer ? » Il répondit : « Non, à force de tuer, on avait oublier de vous considérer. » Maintenant, je pense que ce Hutu ne couvait pas de férocité dans le cœur. Nous, on détalait sans répit au moindre bruit, on fouinait la terre à plat ventre en quête de manioc, on été bouffés de poux, on mourait coupés à la machette comme des chèvres au marché. On ressemblait à des animaux, puisqu’on ne ressemblait plus aux humains qu’on était auparavant, et eux, ils avaient pris l’habitude de nous voir comme des animaux. Ils nous traquaient comme ça. En vérité, ce sont eux qui étaient devenus des animaux. Ils avaient enlevé l’humanité aux Tutsis pour les tuer plus à l’aise, mais ils étaient devenus pires que les animaux de la brousse, parce qu’ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient et qu’ils le faisaient avec des manies. Un interahamwe, quand il attrapait une Tutsie enceinte, il commençait par lui percer le ventre avec une lame. Même la hyène tachetée n’imagine pas ce genre de vice avec ses canines. […] Beaucoup de journalistes étrangers ont raconté que les bières et consorts avaient joué un rôle décisif dans les tueries. C’est exact, mais un rôle inverse à celui qu’ils ont imaginé. D’une certaine façon, beaucoup d’entre nous devons notre survie à la Primus[2] et nous pouvons lui dire merci. Je m’explique. Les tueurs se présentaient sobres le matin pour commencer à tuer. Mais, le soir, ils vidaient plus de Primus que d’ordinaire, pour se récompenser, et ça les amollissait pour le lendemain. Plus ils tuaient, plus ils volaient, plus ils buvaient. Peut-être pour se détendre, peut-être pour oublier ou se féliciter. En tout cas, plus ils coupaient, plus ils buvaient le soir, plus ils accumulaient du retard sur leur programme. Ce sont ces bagatelles de pillages et de saouleries, sans aucun doute, qui nous ont sauvés. »
Janvier Munyaneza, 14 ans, berger, au moment de la libération : « Au rassemblement, un militaire nous a expliqué en swahili : « Maintenant vous êtes sauvés, vous devez déposer ici les machettes et les couteaux. Vous n’en aurez plus besoin. » Un de chez nous a répondu : « Des machettes, on n’en a plus depuis le début. On a juste des maladies sur nous et on ne peut pas les déposer. Même des vêtements, on n’en a plus. » Moi je portais juste une culotte déchirée sur moi, la même culotte depuis le premier jour. »
Jeannette Ayinkamiye, 17 ans, cultivatrice et couturière, qui tente de survivre à son traumatisme : « Moi je sais que lorsqu’on a vu sa maman être coupée si méchamment, et souffrir si lentement, on perd à jamais une partie de sa confiance envers les autres, et pas seulement envers les interahamwe. Je veux dire que la personne qui a regardé si longtemps une terrible souffrance ne pourra plus jamais vivre parmi les gens comme auparavant, parce qu’elle se tiendra sur ses gardes. Elle se méfiera d’eux, même s’ils n’ont rien fait. Je veux dire que la mort de maman m’a le plus attristée, mais que sa longue douleur m’a le plus endommagée, et que ça ne pourra plus s’arranger. Je sais aussi, désormais, qu’un homme peut devenir d’une méchanceté inouïe très soudainement. Je ne crois pas à la fin des génocides. Je ne crois pas ceux qui disent qu’on a touché le pire de l’atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n’importe quand à l’avenir, n’importe où, au Rwanda ou ailleurs ; si la cause est toujours là et qu’on ne la connaît pas. »
Ce livre nous apporte un éclairage particulièrement humain sur des événements largement occultés (dans nos médias) et pourtant si dramatiques. Je reviendrai d’ailleurs prochainement sur ce sujet toujours brûlant.


Notes
[1] Les miliciens hutus.
[2] La bière locale.

24 octobre 2005

Chavez et ses amis

Le président vénézuélien Hugo Chavez vient d’effectuer une visite de deux jours en France au cours de laquelle il aura rencontré Jacques Chirac, Dominique de Villepin et Philippe Douste–Blazy. A l’occasion d’une réception à la mairie du 11ème arrondissement de Paris, il a pu recevoir le soutien de certaines personnalités de gauche dont Georges Sarre, Jean-Pierre Chevènement, Michel Dufour, Danielle Mitterand, Bernard Cassen et Ignacio Ramonet. De leur côté, les caciques du Parti Socialiste on préféré s’abstenir.
Ce n’est pas le cas du Medef qui, lui, a invité Chavez dans ses locaux. On se doute un petit peu que l’intention n’était pas vraiment d’offrir une tribune au tribun pour l’écouter promouvoir sa révolution bolivarienne. Certains patrons tels que Paul Bernard se complaisent dans la langue de bois schizophrénique : « Les entreprises françaises se distinguent des autres entreprises. On a la fibre plus sociale, plus environnementale. » Oui, bien sûr… Mais un représentant d’une grande banque française remet rapidement les choses à leur place avec une sincérité désarmante : « C’est juste le côté pute des grands patrons. On n’est pas là pour lui dire : "On va vous refiler quelques contrats gratos pour mieux vous niquer sur tout le reste." On est là pour faire du business dans un pays qui rapporte gros. » Sans commentaire.

21 octobre 2005

Le CIO défendrait-il le dopage ?

En suivant les recommandations du CIO (Comité International Olympique) et de l’AMA (Agence Mondiale Anti-dopage), Mario Pescante, superviseur des JO de Turin et sous-secrétaire d’état aux sports, a demandé (avec insistance) au gouvernement italien de suspendre la loi selon laquelle le dopage est considéré comme un crime et peut être puni d’une peine allant jusqu’à trois ans de prison. Le gouvernement italien a refusé et Jacques Rogge, le président du CIO, qui souhaite que les athlètes ne risquent que des sanctions sportives, ira en Italie défendre son point de vue en novembre.
Mon propos n’est pas ici d’évaluer la justesse des diverses sanctions prévues par la loi italienne ou le règlement du CIO, mais je trouve assez particulier que deux organismes chargés, entre autre, de la gestion du problème de dopage dans le sport, soient gênés par une loi qui va dans le même sens. Le CIO semble craindre que certaines fédérations ou certains athlètes refusent de participer aux Jeux. Etonnant, non ? Doit-on vraiment préciser que le dopage est strictement interdit et que les athlètes propres n’ont rien à craindre de cette loi ? On peut en venir à se demander qui le CIO souhaite réellement défendre. S’agirait-il d’un problème plutôt financier que sportif ? Le CIO craindrait-il une baisse de recettes causée par l’absence de certains vedettes ?
Le CIO serait-il en train de défendre le dopage à l’insu de son plein gré ?

11 octobre 2005

Papa n’a plus 40 ans

Papa a 40 ans.
Hier, j’ai observé mon père avec un regard un peu moins transparent que d’habitude[1] et je l’ai trouvé vieilli. Ses cheveux sont tous blancs, ses joues sont creuses, son corps semble s’être un peu ramolli et son allure générale s’est un peu affaissée. Sa force et sa vigueur s’écoulent hors de lui comme le sable glisse dans le sablier, lentement mais inexorablement.
Papa avait 40 ans.
Quand j’étais enfant, la première fois que je me suis intéressé à l’âge de mon père, il avait 40 ans. Et pour moi, il a toujours eu 40 ans. Hier donc, lorsque je l’ai observé avec attention, j’ai réalisé qu’il avait maintenant l’âge qu’avait mon grand-père quand mon père avait 40 ans.
Depuis, mon grand-père a disparu, mon père a pris sa place et moi, je suis enfin devenu père. Tout cela le temps de cligner des yeux lentement, très lentement, au ralenti, une seule fois, pendant trente années.
Juste le temps de cligner des yeux et Papa n’a plus 40 ans.


Notes
[1] C'est que je n'aime pas beaucoup m'attacher aux apparences et quand je le fais, c'est toujours un peu malgré moi.