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Le caillou dans la chaussure

03 juillet 2006

L'aveuglement des thuriféraires de la pensée unique sécuritaire

Quoiqu’en pensent Nicolas, Ségolène et les autres (Lionel ?), nous ne sommes même pas encore en période préélectorale mais déjà le débat foireux (et la surenchère ?) sur la sécurité dont, en 2002, Jean-Marie et surtout Jacques avaient su tirer de substantiels bénéfices, semble de retour.

Dans les années 90, à New York, le maire, Rudolf Giuliani, met en place en matière de sécurité la politique dite de tolérance zéro en réaction à une très forte hausse de la criminalité. Cette politique sera reprise dans certaines villes des Etats-Unis, puis elle sera importée en France comme une panacée et tout débat à son sujet sera totalement évacué malgré des recherches qui établissent clairement, d’une part, que rien ne permet d’affirmer que cela fonctionne et d’autre part, que les inconvénients sont loin d’être négligeables.

RIEN NE PROUVE QUE LA TOLERANCE ZERO EST UNE METHODE EFFICACE

A New York, la criminalité a nettement baissé dans les années 90 alors que pendant les années 80 elle avait explosé. Cependant, il faut noter que la politique de tolérance zéro a été mise en place en 1993, mais la diminution avait commencé dès 1991-92 et a continué sur le même rythme par la suite. Dans d’autres grandes villes américaines qui n’ont pas appliqué cette politique, comme Boston, Houston, San Diego, Dallas ou San Francisco, on a pu constater une baisse du même ordre qu’à New York. Et c’est aussi le cas pour le Canada malgré une politique policière et pénale très différente et beaucoup moins répressive. On ajoutera encore qu’entre 1984 et 1987, la ville de New York avait déjà mis en place le même type de méthode sécuritaire sans empêcher une forte hausse de la criminalité.
Aussi appelée politique de la vitre brisée, la tolérance zéro part du principe qu’un environnement plus calme incite la population à mieux se tenir. Mais, d’après une étude, citée par Bernard Harcourt, professeur de droit à l’Université de Chicago, pour laquelle 4.600 familles très pauvres ont été invitées à déménager de quartiers très violents de cinq grandes villes américaines vers d’autres quartiers beaucoup plus calmes, on n’a pas noté de différence dans le taux de criminalité entre les « déplacées » et le même type de familles restées dans leurs quartiers d’origine.

MAIS ALORS, POURQUOI LA CRIMINALITE BAISSE ?

D’après le livre de Wesley Skogan, « Disorder and decline », pourtant souvent cité par les partisans de la tolérance zéro, la pauvreté et la ségrégation raciale sont les principaux déterminants du taux de criminalité. C’est pourquoi l’on peut dire que le facteur économique a joué un rôle primordial. Au cours des années 90 (de très forte croissance), le chômage a baissé de 36% aux Etats-Unis et de 27% au Canada et même si nombre de ces nouveaux emplois ont été précaires ou sous-payés, ils ont permis des sortir beaucoup de jeunes de l’inactivité.
La démographie a joué aussi un très grand rôle dans cette baisse puisque les jeunes, le groupe de population le plus criminogène, qui étaient très nombreux dans les années 80 (en particulier ceux de 18 à 24 ans, les plus portés aux infractions violentes) sont devenus nettement moins nombreux dans les années 90.
Mais d’autres facteurs non négligeables sont aussi cités et en particulier la fin de l’ère du crack. Les années 80 correspondent au boum du crack dont le trafic se fait essentiellement par échanges anonymes dans les lieux publics. Lorsqu’au début des années 90, les jeunes, échaudés par les ravages de cette droque sur leurs aînés, s’en sont détournés, les prix ont baissé et le marché s’est tari. Même s’ils se sont alors tournés vers d’autres stupéfiants, la criminalité liée au trafic a baissé parce ceux-ci sont plutôt échangés à travers des réseaux de connaissances.
Certains chercheurs avancent aussi la légalisation de l’avortement dans les années 70, et donc une forte chute du nombre d’enfants non désirés (souvent pauvres et parfois sans père), comme un facteur explicatif de la baisse de la criminalité dans les années 90.
Enfin on peut aussi citer, avec Bernard Harcourt et Jens Ludwig, la loi de Newton du crime : « Ce qui monte doit redescendre », qui signifie que le taux anormalement élevé de criminalité du début des années 90 devait fatalement redescendre d’une manière ou d’une autre.

LES EFFETS CONSTATES DE LA TOLERANCE ZERO

Dans les quartiers où la présence policière et les contrôles se sont le plus renforcés, on a pu noter une baisse de la petite délinquance (prostitution, alcoolisme, mendicité, vols) mais cette diminution signifie généralement plutôt déplacement que disparition. Les prostituées et les clochards chassés ne disparaissent d’un lieu inhospitalier que pour réapparaître un peu plus loin, là où la fréquence des contrôles est moindre.
De plus, en se focalisant sur la petite délinquance, les forces policières se dispersent trop et cela produit un gaspillage de ressources qui manquent alors pour lutter contre la vraie criminalité : gangs, meurtres, drogues, etc.
Et surtout, l’effet le plus négatif de cette politique est l’augmentation des violences et des abus des policiers, essentiellement envers la population présumée violente (tels que les jeunes noirs des quartiers pauvres). Entre 1993 et 1996, on a observé une hausse de 68% des plaintes pour bavures à New York. Les tensions entre la police et les populations stigmatisées sont exacerbées, l’action de la police perd sa crédibilité, et les forces de l’ordre s’exposent à des représailles, voire dans les cas les plus extrêmes, à des déclenchements d’émeutes. Une étude de Robert J. Sampson et Stephen Raudenbush montre que cette ostracisation des populations réputées violentes (aux Etats-Unis les noirs, et à un degré moindre les latinos) est une forme particulière de racisme si prégnante que, bien souvent, les populations incriminées comme les autres, tendent à percevoir de manière presque systématique un environnement plus dangereux lorsque les minorités ethniques sont plus présentes.

Ainsi, même si elle peut apparaître comme attirante pour certains, en particulier pour la classe moyenne blanche (les électeurs majoritaires), la tolérance zéro s’appuie sur un diagnostic erroné de la situation et surtout y applique des remèdes inappropriés en refusant de mesurer l’ampleur et la profondeur du problème (qui, seules permettent de trouver et mettre en œuvre des solutions adaptées). Ce choix du tape-à-l’œil se fait au détriment de l’efficacité.

Netographie :
Laurent Mucchielli, La politique de la « tolérance zéro » : les véritables enseignements de l’expérience new-yorkaise (fr)
Loïc Wacquant, Sur quelques contes sécuritaires venus d’Amérique (fr)
Bernard E. Harcourt, Bratton’s « broken windows » (en)
Daniel Brook, The cracks in « broken window » (en)
Wikipédia, Tolérance zéro (fr)

Lire aussi : Pierre Rimbert, Envahissants experts de la tolérance zéro (fr)