Rwanda, les survivants du génocide racontent.
Jean Hatzfeld, grand reporter à Libération, a passé de nombreux mois au Rwanda, a rencontré quantité de gens et a écrit plusieurs livres. L’un d’entre eux, Dans le nu de la vie (Seuil, 2000) mêle les récits de Tutsis rescapés des massacres de 1994 et les propres observations de l’auteur. C’est avec beaucoup de simplicité malgré parfois quelques craintes que tous nous livrent le contenu de leur mémoire.
Cassius Niyonsaba, 12 ans, écolier, à propos d’un massacre dans une église : « Les gens qui ne coulaient pas de leur sang coulaient du sang des autres, c’était grand-chose. Alors, ils se sont mis à mourir sans plus protester. Il y avait un fort tapage et un fort silence en même temps. Au cœur de l’après-midi, les interahamwe[1] ont brûlé des petits enfants devant la porte. Je les ai vus de mes yeux se tordre de brûlure tout vivants vraiment. Il y avait une forte odeur de viande, et de pétrole. »
Francine Niyitegeka, 25 ans, commerçante et agricultrice, qui se cachait dans les marais : « J’avais retrouvé mon fiancé, Théophile. On s’apercevait sur les chemins, on se côtoyait mais on vivait sans plus aucune intimité. On se sentait trop éparpillés pour trouver de vrais mots à s’échanger et des gestes de gentillesse à se toucher. Je veux dire que, si on se croisait, ça n’avait plus grande importance, ni pour l’un ni pour l’autre ; puisque, avant toute chose, chacun était préoccupé de se sauver de son côté. »
Innocent Rwililiza, 38 ans, enseignant, réfugié sur une colline : « Un jour, nous étions un groupe et nous avons surpris trois Hutus. Ils étaient distraits et ils s’étaient laissé isoler. On les a encerclés, ils se sont assis au milieu, sur les feuilles. Parmi nous, il y avait un type qui courait avec à la main des flèches ramassées par terre. On a expliqué : « Bon, la chose a tourné ; cette fois c’est nous qui allons vous tuer avec les flèches. » Un vieux nous a imploré : « Non, non, pardon, ne nous tuez pas. » Je lui ai dit : « Ah bon, et pourquoi ? Vous passez vos journées à nous couper et maintenant vous pleurez pour ne pas être percés ? » Il m’a dit : « Ce n’est pas ma faute. C’est la commune qui veut ça. C’est en bas qu’ils nous obligent à faire tout ça. » Je lui ai demandé : « Si c’est vrai, pourquoi ne pas venir passer toute la journée à l’ombre, sans toutefois tuer jusqu’au soir, ensuite redescendre à Nyamata bien reposé et garder le bon œil des autorités ? » Il m’a répondu : « C’est une bonne idée, je n’y avais pas pensé. » Je me suis mis à crier, très fâché : « Tu n’avais pas pensé que tu pouvais ne pas nous tuer ? » Il répondit : « Non, à force de tuer, on avait oublier de vous considérer. » Maintenant, je pense que ce Hutu ne couvait pas de férocité dans le cœur. Nous, on détalait sans répit au moindre bruit, on fouinait la terre à plat ventre en quête de manioc, on été bouffés de poux, on mourait coupés à la machette comme des chèvres au marché. On ressemblait à des animaux, puisqu’on ne ressemblait plus aux humains qu’on était auparavant, et eux, ils avaient pris l’habitude de nous voir comme des animaux. Ils nous traquaient comme ça. En vérité, ce sont eux qui étaient devenus des animaux. Ils avaient enlevé l’humanité aux Tutsis pour les tuer plus à l’aise, mais ils étaient devenus pires que les animaux de la brousse, parce qu’ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient et qu’ils le faisaient avec des manies. Un interahamwe, quand il attrapait une Tutsie enceinte, il commençait par lui percer le ventre avec une lame. Même la hyène tachetée n’imagine pas ce genre de vice avec ses canines. […] Beaucoup de journalistes étrangers ont raconté que les bières et consorts avaient joué un rôle décisif dans les tueries. C’est exact, mais un rôle inverse à celui qu’ils ont imaginé. D’une certaine façon, beaucoup d’entre nous devons notre survie à la Primus[2] et nous pouvons lui dire merci. Je m’explique. Les tueurs se présentaient sobres le matin pour commencer à tuer. Mais, le soir, ils vidaient plus de Primus que d’ordinaire, pour se récompenser, et ça les amollissait pour le lendemain. Plus ils tuaient, plus ils volaient, plus ils buvaient. Peut-être pour se détendre, peut-être pour oublier ou se féliciter. En tout cas, plus ils coupaient, plus ils buvaient le soir, plus ils accumulaient du retard sur leur programme. Ce sont ces bagatelles de pillages et de saouleries, sans aucun doute, qui nous ont sauvés. »
Janvier Munyaneza, 14 ans, berger, au moment de la libération : « Au rassemblement, un militaire nous a expliqué en swahili : « Maintenant vous êtes sauvés, vous devez déposer ici les machettes et les couteaux. Vous n’en aurez plus besoin. » Un de chez nous a répondu : « Des machettes, on n’en a plus depuis le début. On a juste des maladies sur nous et on ne peut pas les déposer. Même des vêtements, on n’en a plus. » Moi je portais juste une culotte déchirée sur moi, la même culotte depuis le premier jour. »
Jeannette Ayinkamiye, 17 ans, cultivatrice et couturière, qui tente de survivre à son traumatisme : « Moi je sais que lorsqu’on a vu sa maman être coupée si méchamment, et souffrir si lentement, on perd à jamais une partie de sa confiance envers les autres, et pas seulement envers les interahamwe. Je veux dire que la personne qui a regardé si longtemps une terrible souffrance ne pourra plus jamais vivre parmi les gens comme auparavant, parce qu’elle se tiendra sur ses gardes. Elle se méfiera d’eux, même s’ils n’ont rien fait. Je veux dire que la mort de maman m’a le plus attristée, mais que sa longue douleur m’a le plus endommagée, et que ça ne pourra plus s’arranger. Je sais aussi, désormais, qu’un homme peut devenir d’une méchanceté inouïe très soudainement. Je ne crois pas à la fin des génocides. Je ne crois pas ceux qui disent qu’on a touché le pire de l’atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n’importe quand à l’avenir, n’importe où, au Rwanda ou ailleurs ; si la cause est toujours là et qu’on ne la connaît pas. »
Ce livre nous apporte un éclairage particulièrement humain sur des événements largement occultés (dans nos médias) et pourtant si dramatiques. Je reviendrai d’ailleurs prochainement sur ce sujet toujours brûlant.
Notes
[1] Les miliciens hutus.
[2] La bière locale.
Cassius Niyonsaba, 12 ans, écolier, à propos d’un massacre dans une église : « Les gens qui ne coulaient pas de leur sang coulaient du sang des autres, c’était grand-chose. Alors, ils se sont mis à mourir sans plus protester. Il y avait un fort tapage et un fort silence en même temps. Au cœur de l’après-midi, les interahamwe[1] ont brûlé des petits enfants devant la porte. Je les ai vus de mes yeux se tordre de brûlure tout vivants vraiment. Il y avait une forte odeur de viande, et de pétrole. »
Francine Niyitegeka, 25 ans, commerçante et agricultrice, qui se cachait dans les marais : « J’avais retrouvé mon fiancé, Théophile. On s’apercevait sur les chemins, on se côtoyait mais on vivait sans plus aucune intimité. On se sentait trop éparpillés pour trouver de vrais mots à s’échanger et des gestes de gentillesse à se toucher. Je veux dire que, si on se croisait, ça n’avait plus grande importance, ni pour l’un ni pour l’autre ; puisque, avant toute chose, chacun était préoccupé de se sauver de son côté. »
Innocent Rwililiza, 38 ans, enseignant, réfugié sur une colline : « Un jour, nous étions un groupe et nous avons surpris trois Hutus. Ils étaient distraits et ils s’étaient laissé isoler. On les a encerclés, ils se sont assis au milieu, sur les feuilles. Parmi nous, il y avait un type qui courait avec à la main des flèches ramassées par terre. On a expliqué : « Bon, la chose a tourné ; cette fois c’est nous qui allons vous tuer avec les flèches. » Un vieux nous a imploré : « Non, non, pardon, ne nous tuez pas. » Je lui ai dit : « Ah bon, et pourquoi ? Vous passez vos journées à nous couper et maintenant vous pleurez pour ne pas être percés ? » Il m’a dit : « Ce n’est pas ma faute. C’est la commune qui veut ça. C’est en bas qu’ils nous obligent à faire tout ça. » Je lui ai demandé : « Si c’est vrai, pourquoi ne pas venir passer toute la journée à l’ombre, sans toutefois tuer jusqu’au soir, ensuite redescendre à Nyamata bien reposé et garder le bon œil des autorités ? » Il m’a répondu : « C’est une bonne idée, je n’y avais pas pensé. » Je me suis mis à crier, très fâché : « Tu n’avais pas pensé que tu pouvais ne pas nous tuer ? » Il répondit : « Non, à force de tuer, on avait oublier de vous considérer. » Maintenant, je pense que ce Hutu ne couvait pas de férocité dans le cœur. Nous, on détalait sans répit au moindre bruit, on fouinait la terre à plat ventre en quête de manioc, on été bouffés de poux, on mourait coupés à la machette comme des chèvres au marché. On ressemblait à des animaux, puisqu’on ne ressemblait plus aux humains qu’on était auparavant, et eux, ils avaient pris l’habitude de nous voir comme des animaux. Ils nous traquaient comme ça. En vérité, ce sont eux qui étaient devenus des animaux. Ils avaient enlevé l’humanité aux Tutsis pour les tuer plus à l’aise, mais ils étaient devenus pires que les animaux de la brousse, parce qu’ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient et qu’ils le faisaient avec des manies. Un interahamwe, quand il attrapait une Tutsie enceinte, il commençait par lui percer le ventre avec une lame. Même la hyène tachetée n’imagine pas ce genre de vice avec ses canines. […] Beaucoup de journalistes étrangers ont raconté que les bières et consorts avaient joué un rôle décisif dans les tueries. C’est exact, mais un rôle inverse à celui qu’ils ont imaginé. D’une certaine façon, beaucoup d’entre nous devons notre survie à la Primus[2] et nous pouvons lui dire merci. Je m’explique. Les tueurs se présentaient sobres le matin pour commencer à tuer. Mais, le soir, ils vidaient plus de Primus que d’ordinaire, pour se récompenser, et ça les amollissait pour le lendemain. Plus ils tuaient, plus ils volaient, plus ils buvaient. Peut-être pour se détendre, peut-être pour oublier ou se féliciter. En tout cas, plus ils coupaient, plus ils buvaient le soir, plus ils accumulaient du retard sur leur programme. Ce sont ces bagatelles de pillages et de saouleries, sans aucun doute, qui nous ont sauvés. »
Janvier Munyaneza, 14 ans, berger, au moment de la libération : « Au rassemblement, un militaire nous a expliqué en swahili : « Maintenant vous êtes sauvés, vous devez déposer ici les machettes et les couteaux. Vous n’en aurez plus besoin. » Un de chez nous a répondu : « Des machettes, on n’en a plus depuis le début. On a juste des maladies sur nous et on ne peut pas les déposer. Même des vêtements, on n’en a plus. » Moi je portais juste une culotte déchirée sur moi, la même culotte depuis le premier jour. »
Jeannette Ayinkamiye, 17 ans, cultivatrice et couturière, qui tente de survivre à son traumatisme : « Moi je sais que lorsqu’on a vu sa maman être coupée si méchamment, et souffrir si lentement, on perd à jamais une partie de sa confiance envers les autres, et pas seulement envers les interahamwe. Je veux dire que la personne qui a regardé si longtemps une terrible souffrance ne pourra plus jamais vivre parmi les gens comme auparavant, parce qu’elle se tiendra sur ses gardes. Elle se méfiera d’eux, même s’ils n’ont rien fait. Je veux dire que la mort de maman m’a le plus attristée, mais que sa longue douleur m’a le plus endommagée, et que ça ne pourra plus s’arranger. Je sais aussi, désormais, qu’un homme peut devenir d’une méchanceté inouïe très soudainement. Je ne crois pas à la fin des génocides. Je ne crois pas ceux qui disent qu’on a touché le pire de l’atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n’importe quand à l’avenir, n’importe où, au Rwanda ou ailleurs ; si la cause est toujours là et qu’on ne la connaît pas. »
Ce livre nous apporte un éclairage particulièrement humain sur des événements largement occultés (dans nos médias) et pourtant si dramatiques. Je reviendrai d’ailleurs prochainement sur ce sujet toujours brûlant.
Notes
[1] Les miliciens hutus.
[2] La bière locale.
2 commentaires :
merci pour tous tes précédentes chroniques, celui sur le procès milosevic avec de très bons liens, très riche d'enseignements.
celui-ci, un rappel contre l'oubli d'un drame qui n'a qu'à peine effleuré notre belle conscience occidentale.
Par Anonyme,à 3/11/05 15:55
Tes morceaux choisis sont vraiment interpellants dans notre humanité. On va dire que ce soir, c'est par ta lorgnette que je regarde le monde se déchirer.
Par Sabine,à 31/7/08 21:23
Enregistrer un commentaire
<< Home